18 juin 2007
1
18
/06
/juin
/2007
09:40
"Elle me regarde en me suppliant de ne pas la
tuer. Et je ne voulais pas me rappeler de cet
instant, je ne voulais pas voir son visage. C'est
une chose que je préfère oublier, voilà pourquoi
je les tue toujours par-derrière, pour ne pas
croiser leur regard. J'ai continué à l'étrangler
parce que je ne pouvais pas m'arrêter. Sinon elle
m'aurait dénoncé. Et je n'aurais pas pu
continuer de tuer. Et c'était important pour
moi…de tuer."
Gary Ridgway, dit "Le tueur de Green River"
Cité par Stephane Bourgoin,
dans Le livre noir des serial killers
tuer. Et je ne voulais pas me rappeler de cet
instant, je ne voulais pas voir son visage. C'est
une chose que je préfère oublier, voilà pourquoi
je les tue toujours par-derrière, pour ne pas
croiser leur regard. J'ai continué à l'étrangler
parce que je ne pouvais pas m'arrêter. Sinon elle
m'aurait dénoncé. Et je n'aurais pas pu
continuer de tuer. Et c'était important pour
moi…de tuer."
Gary Ridgway, dit "Le tueur de Green River"
Cité par Stephane Bourgoin,
dans Le livre noir des serial killers
"Il n'y a pas de gens équilibrés, il n'y a que des équilibristes."
Jean Laplanche
Jean Laplanche
Il semble qu'il y ait encore des spectateurs pour croire que le héros de fiction doive être une personne recommandable, que vous pourriez présenter à votre famille et qui ne mette jamais ses doigts dans son nez si on l'invite à dîner. Qu'un héros prenne la responsabilité de rétablir la justice, de tuer ses ennemis sans froncer le sourcil ou de violer différentes lois pour faire triompher sa cause, et les bien-pensants s'offusquent, se demandant si l'on n'essaye pas de leur imposer des valeurs douteuses. Peut-être parce que les bien-pensants ont, par définition, du mal à penser par eux-même et à adopter une morale autrement que par imitation.
Mon point de vue est évidemment très différent. Je ne crois pas qu'il soit utile de demander à un héros de confirmer que mes valeurs morales sont les "bonnes", et encore moins – comme je l'ai déjà dit dans l'article sur Jack Bauer – d'être un modèle. Qu'un héros combatte pour une cause juste n'interdit pas qu'il se salisse les mains ou qu'il ait des motivation douteuses. Ce qui le définit en tant que héros, c'est principalement qu'il agit pour améliorer le cours naturel des choses et que, par conséquent, il perturbe le confort de nos routines.
Lorsque j'étais enfant, mon héros favori était Robin des Bois. J'étais fasciné par le paradoxe de ce personnage qui brise un interdit social (le vol) pour faire triompher la justice. Plus tard, j'ai adoré l'ambiguité du Batman vieillissant et sans compromis dans le Dark Knight Returns de Frank Miller.
Aujourd'hui, tout naturellement, j'apprécie Dexter, leur rejeton inquiétant, à la complexité plus inconfortable encore. Dexter est une série produite par Showtime, adaptée d'un roman de Jeff Lindsay, de façon assez fidèle pour y reconnaître, dans la première saison, une vague trame générale mais assez infidèle pour être, plus qu'une adaptation, une proposition à part entière.
Le jour, Dexter travaille à Miami pour la police scientifique, analysant avec une compétence glaçante les taches de sang sur les scènes de crimes. La nuit, il enfile un costume gris et poursuit les criminels qui ont échappé à la justice.
Jusqu'ici tout est normal. Sauf que Dexter n'est pas vraiment mû par un idéal. Il agit ainsi parce qu'il doit tuer – il ne peut s'en empêcher. Car il est aux prises avec des pulsion sadiques irrépressibles, qu'il ne peut canaliser que par le meurtre ritualisé. En clair, c'est un serial killer.
Dexter s'inscrit donc en apparence avant tout dans la tradition du serial killer fictionnel. Dans les années 90, Le Silence des Agneaux avait donné une impulsion décisive au genre, transformant la figure plus ou moins classique du tueur en série de cinéma (les nombreuses adaptations de Jack l'Eventreur, L'étrangleur de Boston, M le Maudit etc.) en une figure quasi fantastique de monstre : le personnage d'Hannibal, esthète, intelligent, séduisant et surtout effrayant, parce que n'ayant pas d'autre humanité que son apparence.
Plus tard, Hannibal, le film de Ridley Scott (que je trouve supérieur au Silence des Agneaux) montrait que la véritable monstruosité n'était peut-être pas celle, inhumaine, de Hannibal. Certes, celui-ci ne s'excuse pas de sa violence et l'assouvit sans culpabilité. Il prend cependant garde de choisir des victimes qui, selon lui, méritent une punition (que leur "faute" soit vénielle ou non). En les tuant d'une façon horrifique et injustifiable, avec un souci quasi esthétique, il enlève cependant toute tentation au spectateur de justifier rationnellement cette violence primitive et raffinée (et à chacun de voir en Hannibal une métaphore du cinéma s'il le désire). Bien plus perverse semble, par comparaison, la violence très humaine des sociétés dites modernes, représentées lors d'une intervation du FBI ou à travers le personnage de Gary Oldman, qui instrumentalisent la mort pour asseoir leur pouvoir et imposer leurs valeurs, tout en présentant une facade respectable. Quoiqu'il en soit, on y voyait déjà en germe dans le film de Ridley Scott – et cela avait déjà offusqué les bien-pensants – cette possibilité d'un justicier serial killer.
Le personnage de Dexter, malgré cette filiation, diffère sensiblement de l'archétype issu des œuvres de Thomas Harris (et de leurs adaptations au cinéma). Il ne cherche pas à s'amuser avec la police (il fait même tout pour échapper aux soupçons du seul policier capable de le percer à jour), ni à prouver son intelligence supérieure et, s'il est déconnecté de ses émotions, il le regrette, au lieu de s'en réclamer, comme le ferait le serial killer "classique" dont nous aurons un exemple éclairant dans la série avec le Ice Truck Killer. Les rituels de meurtre de Dexter ne sont motivés par aucun esthétisme, juste un souci d'efficacité et le besoin d'assouvir ses fantasmes morbides. À l'instar de la série Criminal Minds (Esprits Criminels en français), Dexter participe d'une démystification du serial killer, et rappelle que la monstruosité des tueurs en série est relative. Leurs motivations ne sont en réalité pas hors de notre portée, et le passage à l'acte de leurs fantasmes de meurtres ne permet pas, à lui seul, de les considérer comme une alterité complète.
Dexter, d'ailleurs, n'est pas un tueur-né. Il fut autrefois un enfant normal. Mais comme nombre de tueurs en série (Jeffrey Dahmler, John Wayne Gacy) quelque chose de terrible dans son enfance a déclenché ce besoin irrépressible de tuer.
Mais à la différence des serial killers réels, Dexter a été élevé par un père adoptif, Harry, qui a compris ses besoins. Harry, parce qu'il est lui-même policier, a reconnu certains symptômes classiques du futur tueur en série à l'adolescence de Dexter : meutres de petits animaux, et incapacité à connecter avec ses émotions (ce qui ne signifie pas qu'il en est totalement dépourvu, bien sûr). Le père de Dexter a donc décidé d'aider celui-ci à canaliser ses pulsions (à moins qu'on considère qu'il les ait instrumentalisées) pour débarrasser le monde des criminels que le système s'avère inefficace à arrêter, et pour protéger Dexter lui-même de la justice. A son contact, Dexter apprend donc, non seulement à passer pour normal aux yeux de ceux qui l'entourent, mais aussi à adopter une éthique (il ne doit jamais passer à l'acte tant qu'il n'a pas acquis la preuve absolue que sa proie est bien coupable), et même à intégrer cette éthique à son rituel de meurtre. En quelque sorte, le père adoptif dirige la déviance de Dexter pour faire de lui un serial killer "missionnaire" d'un genre particulier[1].
Voir la série comme une défense de la peine de mort ou de la justice individuelle serait cependant une erreur. Dexter lui-même se voit comme un monstre. Il sait au fond que ses meurtres ne sont pas justifiés par l'immoralité de ses victimes. Il se contente d'être un individu différent, qui cherche à survivre et doit assouvir des pulsions insurmontables. Il préfère juste que ces pulsions soient détournées vers des individus qui ont eux-mêmes l'habitude de tuer des innocents. Dexter ne prétend donc pas être le représentant d'une morale collective, bien au contraire. Et s'il porte quelque fois un jugement sur certaines de ses victimes, la plupart du temps il ressent à leur égard une forme d'identification (on ne peut vraiment parler d'empathie, mais c'est ce qui, pour Dexter, s'en rapproche le plus).
On pourrait donc voir la série comme une condamnation sans ambiguité de la peine de mort : tuer d'autres hommes sans émotion, en obéissant à un rituel censé garantir la justice de cet acte, est un acte de psychopathe, même si la société dans son ensemble l'approuvait (ce qui est sous-entendu dans Dexter).
Dexter pose un problème narratif très intéressant : comment peut-on s'identifier positivement à un homme qui n'a pas d'empathie, à un monstre sanguinaire ? La solution proposée, très originale, est de le rattacher à une autre tradition fictionnelle américaine.
On remarquera donc que Dexter s'est vu attribué les caractéristiques d'un des mythes les plus positifs et moraux que les USA aient produits : le super-héros. En effet, à l'instar de nombreux super-héros, Dexter a été engendré par un évènement traumatique et possède des facultés hors du commun : il est capable de "profiler" les tueurs de façon instinctive et n'est perturbé dans ses "chasses" par aucune émotion, il ne ressent donc pas la peur.
On remarquera que son traumatisme n'a pas engendré, comme c'est souvent le cas chez les super-héros, un sens aigu de la justice, mais a juste créé son "Passager Obscur", cette part qui lui échappe et le transforme en serial killer. Son équilibre moral, ou ce qui en tient lieu, est lié avant toute chose aux leçons d'une figure paternelle bienveillante et à une nécessité de survie bien comprise (la disparition d'un tueur provoque en théorie moins de remous que celle d'un innocent) avant de devenir un choix conscient de sa part.
De plus, on ne peut s'empêcher de souligner que Dexter porte un costume particulier lorsqu'il est en "mission", même si, contrairement à la majorité des super-héros, ce costume a pour objectif de le rendre invisible, anonyme, non de le distinguer.
Dexter peut donc être vu comme un super-héros. Et comme de nombreux super-héros, il est difficile de savoir s'il est déguisé lorsqu'il est habillé en "civil" ou bien lorsqu'il porte sa "tenue de combat".
Le besoin de ne pas être remarqué est d'ailleurs le trait commun entre ses deux vies. Le problème d'être un monstre à visage humain, c'est que la moindre erreur peut éveiller les soupçons...
La nuit, Dexter s'habille dans des couleurs sombres avant de se lancer à la chasse. Le jour, vêtu de chemises claire, il apparaît pour son entourage aussi normal que peut l'être un spécialiste de la médecine légale, métier qui lui permet d'exprimer au naturel sa fascination morbide pour le sang d'une façon que la société juge acceptable, mais aussi de savoir comment échapper à la justice.
N'ayant aucun intérêt pour le sexe et comprenant qu'un célibataire endurci attire l'attention, il partage ses soirées libres avec Rita. Il l'a choisie parce qu'elle a été battue par son ex-mari et qu'elle est trop abimée par la vie pour réaliser l'inadéquation sexuelle de Dexter, elle-même ayant peur de la sexualité. Dexter, malgré son incapacité à ressentir, joue même le père de substitution pour ses deux enfants et il avoue que, à leur contact, s'il avait "un cœur, il pourrait fondre".
Bien que ce soit parfois pour lui une tâche plus difficile encore, il doit aussi être présent pour aider la seule famille qui lui reste : sa sœur adoptive, qui se trouve être son parfait opposé – comme lui, elle travaille pour la police, mais c'est une hyper-émotive qui cache sa sensibilité derrière une grande gueule.
Grace à cet environnement, Dexter, par ses efforts pour conserver une apparence de normalité, se rapproche au plus près de notre humanité sans jamais pouvoir s'y intégrer parfaitement. Pour maintenir son "identité secrête", il simule du mieux qu'il le peut des relations affectives, des réactions émotionnelles, et tente d'agir comme si ses proches comptaient pour lui. À force, il devient difficile, même pour lui, de distinguer si ce comportement a pour but de le protéger ou de conserver un lien avec l'humanité. Les existentialistes auraient probablement été fascinés par ce personnage qui admet être déguisé en permanence (en petit ami, en frère, etc.) et se déclare prisonnier de ses pulsions, mais qui est au final mieux défini par ses actions – même mensongères – et ses choix, que par sa nature (de serial killer).
La bribe d'humanité à laquelle Dexter est parvenu à se raccrocher lui permet, malgré ses pulsions sadiques, de ne jamais perdre tout à fait son compas moral et de conserver une ligne de conduite qui puisse justifier ses actions à ses propres yeux. S'il est bien dans une tradition moderne de héros ambigus, son héroisme ne procède pas, en dernier ressort, de son combat contre le crime, mais de sa volonté inflexible de canaliser ses pulsions sans les dénier, d'agir selon une éthique, et de chercher autant que possible à ne pas nuire aux innocents.
Ce cher Dexter est, au fond, un monstre très équilibré.
Mon point de vue est évidemment très différent. Je ne crois pas qu'il soit utile de demander à un héros de confirmer que mes valeurs morales sont les "bonnes", et encore moins – comme je l'ai déjà dit dans l'article sur Jack Bauer – d'être un modèle. Qu'un héros combatte pour une cause juste n'interdit pas qu'il se salisse les mains ou qu'il ait des motivation douteuses. Ce qui le définit en tant que héros, c'est principalement qu'il agit pour améliorer le cours naturel des choses et que, par conséquent, il perturbe le confort de nos routines.
Lorsque j'étais enfant, mon héros favori était Robin des Bois. J'étais fasciné par le paradoxe de ce personnage qui brise un interdit social (le vol) pour faire triompher la justice. Plus tard, j'ai adoré l'ambiguité du Batman vieillissant et sans compromis dans le Dark Knight Returns de Frank Miller.
Aujourd'hui, tout naturellement, j'apprécie Dexter, leur rejeton inquiétant, à la complexité plus inconfortable encore. Dexter est une série produite par Showtime, adaptée d'un roman de Jeff Lindsay, de façon assez fidèle pour y reconnaître, dans la première saison, une vague trame générale mais assez infidèle pour être, plus qu'une adaptation, une proposition à part entière.
Le jour, Dexter travaille à Miami pour la police scientifique, analysant avec une compétence glaçante les taches de sang sur les scènes de crimes. La nuit, il enfile un costume gris et poursuit les criminels qui ont échappé à la justice.
Jusqu'ici tout est normal. Sauf que Dexter n'est pas vraiment mû par un idéal. Il agit ainsi parce qu'il doit tuer – il ne peut s'en empêcher. Car il est aux prises avec des pulsion sadiques irrépressibles, qu'il ne peut canaliser que par le meurtre ritualisé. En clair, c'est un serial killer.
Dexter s'inscrit donc en apparence avant tout dans la tradition du serial killer fictionnel. Dans les années 90, Le Silence des Agneaux avait donné une impulsion décisive au genre, transformant la figure plus ou moins classique du tueur en série de cinéma (les nombreuses adaptations de Jack l'Eventreur, L'étrangleur de Boston, M le Maudit etc.) en une figure quasi fantastique de monstre : le personnage d'Hannibal, esthète, intelligent, séduisant et surtout effrayant, parce que n'ayant pas d'autre humanité que son apparence.
Plus tard, Hannibal, le film de Ridley Scott (que je trouve supérieur au Silence des Agneaux) montrait que la véritable monstruosité n'était peut-être pas celle, inhumaine, de Hannibal. Certes, celui-ci ne s'excuse pas de sa violence et l'assouvit sans culpabilité. Il prend cependant garde de choisir des victimes qui, selon lui, méritent une punition (que leur "faute" soit vénielle ou non). En les tuant d'une façon horrifique et injustifiable, avec un souci quasi esthétique, il enlève cependant toute tentation au spectateur de justifier rationnellement cette violence primitive et raffinée (et à chacun de voir en Hannibal une métaphore du cinéma s'il le désire). Bien plus perverse semble, par comparaison, la violence très humaine des sociétés dites modernes, représentées lors d'une intervation du FBI ou à travers le personnage de Gary Oldman, qui instrumentalisent la mort pour asseoir leur pouvoir et imposer leurs valeurs, tout en présentant une facade respectable. Quoiqu'il en soit, on y voyait déjà en germe dans le film de Ridley Scott – et cela avait déjà offusqué les bien-pensants – cette possibilité d'un justicier serial killer.
Le personnage de Dexter, malgré cette filiation, diffère sensiblement de l'archétype issu des œuvres de Thomas Harris (et de leurs adaptations au cinéma). Il ne cherche pas à s'amuser avec la police (il fait même tout pour échapper aux soupçons du seul policier capable de le percer à jour), ni à prouver son intelligence supérieure et, s'il est déconnecté de ses émotions, il le regrette, au lieu de s'en réclamer, comme le ferait le serial killer "classique" dont nous aurons un exemple éclairant dans la série avec le Ice Truck Killer. Les rituels de meurtre de Dexter ne sont motivés par aucun esthétisme, juste un souci d'efficacité et le besoin d'assouvir ses fantasmes morbides. À l'instar de la série Criminal Minds (Esprits Criminels en français), Dexter participe d'une démystification du serial killer, et rappelle que la monstruosité des tueurs en série est relative. Leurs motivations ne sont en réalité pas hors de notre portée, et le passage à l'acte de leurs fantasmes de meurtres ne permet pas, à lui seul, de les considérer comme une alterité complète.
Dexter, d'ailleurs, n'est pas un tueur-né. Il fut autrefois un enfant normal. Mais comme nombre de tueurs en série (Jeffrey Dahmler, John Wayne Gacy) quelque chose de terrible dans son enfance a déclenché ce besoin irrépressible de tuer.
Mais à la différence des serial killers réels, Dexter a été élevé par un père adoptif, Harry, qui a compris ses besoins. Harry, parce qu'il est lui-même policier, a reconnu certains symptômes classiques du futur tueur en série à l'adolescence de Dexter : meutres de petits animaux, et incapacité à connecter avec ses émotions (ce qui ne signifie pas qu'il en est totalement dépourvu, bien sûr). Le père de Dexter a donc décidé d'aider celui-ci à canaliser ses pulsions (à moins qu'on considère qu'il les ait instrumentalisées) pour débarrasser le monde des criminels que le système s'avère inefficace à arrêter, et pour protéger Dexter lui-même de la justice. A son contact, Dexter apprend donc, non seulement à passer pour normal aux yeux de ceux qui l'entourent, mais aussi à adopter une éthique (il ne doit jamais passer à l'acte tant qu'il n'a pas acquis la preuve absolue que sa proie est bien coupable), et même à intégrer cette éthique à son rituel de meurtre. En quelque sorte, le père adoptif dirige la déviance de Dexter pour faire de lui un serial killer "missionnaire" d'un genre particulier[1].
Voir la série comme une défense de la peine de mort ou de la justice individuelle serait cependant une erreur. Dexter lui-même se voit comme un monstre. Il sait au fond que ses meurtres ne sont pas justifiés par l'immoralité de ses victimes. Il se contente d'être un individu différent, qui cherche à survivre et doit assouvir des pulsions insurmontables. Il préfère juste que ces pulsions soient détournées vers des individus qui ont eux-mêmes l'habitude de tuer des innocents. Dexter ne prétend donc pas être le représentant d'une morale collective, bien au contraire. Et s'il porte quelque fois un jugement sur certaines de ses victimes, la plupart du temps il ressent à leur égard une forme d'identification (on ne peut vraiment parler d'empathie, mais c'est ce qui, pour Dexter, s'en rapproche le plus).
On pourrait donc voir la série comme une condamnation sans ambiguité de la peine de mort : tuer d'autres hommes sans émotion, en obéissant à un rituel censé garantir la justice de cet acte, est un acte de psychopathe, même si la société dans son ensemble l'approuvait (ce qui est sous-entendu dans Dexter).
Dexter pose un problème narratif très intéressant : comment peut-on s'identifier positivement à un homme qui n'a pas d'empathie, à un monstre sanguinaire ? La solution proposée, très originale, est de le rattacher à une autre tradition fictionnelle américaine.
On remarquera donc que Dexter s'est vu attribué les caractéristiques d'un des mythes les plus positifs et moraux que les USA aient produits : le super-héros. En effet, à l'instar de nombreux super-héros, Dexter a été engendré par un évènement traumatique et possède des facultés hors du commun : il est capable de "profiler" les tueurs de façon instinctive et n'est perturbé dans ses "chasses" par aucune émotion, il ne ressent donc pas la peur.
On remarquera que son traumatisme n'a pas engendré, comme c'est souvent le cas chez les super-héros, un sens aigu de la justice, mais a juste créé son "Passager Obscur", cette part qui lui échappe et le transforme en serial killer. Son équilibre moral, ou ce qui en tient lieu, est lié avant toute chose aux leçons d'une figure paternelle bienveillante et à une nécessité de survie bien comprise (la disparition d'un tueur provoque en théorie moins de remous que celle d'un innocent) avant de devenir un choix conscient de sa part.
De plus, on ne peut s'empêcher de souligner que Dexter porte un costume particulier lorsqu'il est en "mission", même si, contrairement à la majorité des super-héros, ce costume a pour objectif de le rendre invisible, anonyme, non de le distinguer.
Dexter peut donc être vu comme un super-héros. Et comme de nombreux super-héros, il est difficile de savoir s'il est déguisé lorsqu'il est habillé en "civil" ou bien lorsqu'il porte sa "tenue de combat".
Le besoin de ne pas être remarqué est d'ailleurs le trait commun entre ses deux vies. Le problème d'être un monstre à visage humain, c'est que la moindre erreur peut éveiller les soupçons...
La nuit, Dexter s'habille dans des couleurs sombres avant de se lancer à la chasse. Le jour, vêtu de chemises claire, il apparaît pour son entourage aussi normal que peut l'être un spécialiste de la médecine légale, métier qui lui permet d'exprimer au naturel sa fascination morbide pour le sang d'une façon que la société juge acceptable, mais aussi de savoir comment échapper à la justice.
N'ayant aucun intérêt pour le sexe et comprenant qu'un célibataire endurci attire l'attention, il partage ses soirées libres avec Rita. Il l'a choisie parce qu'elle a été battue par son ex-mari et qu'elle est trop abimée par la vie pour réaliser l'inadéquation sexuelle de Dexter, elle-même ayant peur de la sexualité. Dexter, malgré son incapacité à ressentir, joue même le père de substitution pour ses deux enfants et il avoue que, à leur contact, s'il avait "un cœur, il pourrait fondre".
Bien que ce soit parfois pour lui une tâche plus difficile encore, il doit aussi être présent pour aider la seule famille qui lui reste : sa sœur adoptive, qui se trouve être son parfait opposé – comme lui, elle travaille pour la police, mais c'est une hyper-émotive qui cache sa sensibilité derrière une grande gueule.
Grace à cet environnement, Dexter, par ses efforts pour conserver une apparence de normalité, se rapproche au plus près de notre humanité sans jamais pouvoir s'y intégrer parfaitement. Pour maintenir son "identité secrête", il simule du mieux qu'il le peut des relations affectives, des réactions émotionnelles, et tente d'agir comme si ses proches comptaient pour lui. À force, il devient difficile, même pour lui, de distinguer si ce comportement a pour but de le protéger ou de conserver un lien avec l'humanité. Les existentialistes auraient probablement été fascinés par ce personnage qui admet être déguisé en permanence (en petit ami, en frère, etc.) et se déclare prisonnier de ses pulsions, mais qui est au final mieux défini par ses actions – même mensongères – et ses choix, que par sa nature (de serial killer).
La bribe d'humanité à laquelle Dexter est parvenu à se raccrocher lui permet, malgré ses pulsions sadiques, de ne jamais perdre tout à fait son compas moral et de conserver une ligne de conduite qui puisse justifier ses actions à ses propres yeux. S'il est bien dans une tradition moderne de héros ambigus, son héroisme ne procède pas, en dernier ressort, de son combat contre le crime, mais de sa volonté inflexible de canaliser ses pulsions sans les dénier, d'agir selon une éthique, et de chercher autant que possible à ne pas nuire aux innocents.
Ce cher Dexter est, au fond, un monstre très équilibré.
[1] Le "missionaire" est un type de serial killer qui existe réellement, et se considère comme un bienfaiteur de la société. En effet, il cherche à débarasser la société d'un catégorie de personnes qu'il juge néfastes (généralement des prostituées ou une ethnie qu'il considère responsables de tous les maux). Il est à noter que ce type de serial killer peut tuer – comme c'est le cas pour Dexter – sans avoir de motivations sexuelles.