C'est une phrase que j'entends souvent, prononcée par des producteurs, mais parfois aussi des réalisateurs ou des scénaristes eux-mêmes – rarement les plus jeunes, toutefois ; une phrase toujours énoncée avec beaucoup de conviction et une certaine gravité satisfaite, comme doivent l'être, je suppose, les grande vérités éternelles.
Mais au fait de quoi parle-t-on ? Qu'est-ce qui n'est pas une tradition française, au juste ?
Un peu de patience…
Pour ceux qui ont la télévision, dont je ne suis pas, il vous est peut-être arrivé ces dernières années de tomber sur l'inenarrable tandem de nos Bouvard et Pécuchet de la littérature française : j'ai nommé Naulleau et Zeymour. Si vous n'avez pas la télévision, de toutes façon, le reste des médias a fait en sorte que vous n'y échappiez pas. Au pire, un ami bien intentionné vous a envoyé un lien Youtube. Pour écrire cet article, je ne me suis pas relancé dans le visionage de l'œuvre complète du duo comique le plus révolutionnaire depuis Platon et Socrate, et il me faut avouer tout de suite que ma citation ne sera probablement pas exacte, mais l'esprit y est. Si un exégète existe, qu'il n'hésite pas à me corriger. En gros, nos deux iconoclastes ont un jour (peut-être même plusieurs, je ne saurais le dire) énoncé en prime time, avec ce même aplomb dont je parlais tout à l'heure, que le style, c'était la particularité de la littérature française, son point fort, et que la structure devait être laissée aux anglo-saxons.
Au delà de l'essentialisme dont ils ont fait preuve au passage, Naulleau et Zeymour ne se sont pas montrés là particulièrement originaux. Le style avant la structure, c'est une simple conséquence de l'éducation classique française. Au fond, la grande bataille du XIXe siècle fut de faire accepter le roman comme un genre littéraire majeur – le roman en prose existe depuis l'antiquité : le dictionnaire d'Oxford mentionne qu'il en existait à Rome, où c'était une sorte de nouveauté populaire, mais qu'aucun manuscrit ne nous est parvenu, probablement parce que les érudits estimèrent inutiles de les conserver – et aujourd'hui l'éternelle lutte des anciens contre les modernes semble revenue au point de départ. Même sans compter les tentatives plus ou moins stériles d'après-guerre d'éliminer la narration du champ de la littérature, le roman est toujours resté supect aux yeux de nos élites. Et il faut en supprimer ce qui en faisait sa particularité : sa structure, pour ne conserver que le style, qui le rend plus fréquentable, plus proche de la poésie.
Il faut ajouter que les outils (outils dont je parlerai dans ce blog) permettant de comprendre comment fonctionne la structure d'une histoire ne sont pas enseignés en France, ce qui peut expliquer le dédain affiché de certaines élites pour l'art de la structure narrative. "Ce que nous ne comprenons pas, feignons de le mépriser." Si nous ne savons pas analyser cet aspect, parce que nous n'avons pas appris à le faire, mieux vaut dire qu'il n'importe pas. Ou qu'il ne fait pas partie de la "tradition française".
En fait, loin de moi l'idée de critiquer Naulleau et Zeymour en tant que tels, ils ne me servent qu'à illustrer mon propos, me donner une illustration publique et frappante de cette idée reçue.
La structure, la construction, ce n'est pas une tradition française, donc.
Victor Hugo apparemment a eu de la chance lorsqu'il incorpora des motifs légendaires traditionnels (la petite fille qui croise un chevalier sur sa route qui lui propose de prendre son seau, le héros qui est reconnu par un exploit qu'il est seul à pouvoir accomplir, etc.) pour donner aux Misérables le souffle dont il avait besoin, à l'instar des scénaristes anglo-saxons contemporains infuencés par Joseph Campbell ou Christopher Vogler.
Zola, qui travaillant ses romans en partant d'un traitement (et n'hésitait pas lui-même à cacher des motifs mythologique au sein de ses romans naturalistes), n'avait probablement pas conscience d'être en train de s'écarter à ce point d'une tradition sacrée de la littérature française.
Et Racine qui disait "ma pièce est terminée, il ne me reste plus qu'à l'écrire" (en clair : la structure est faite, rédiger les alexandrins sera une broutille en comparaison) ne savait pas que la structure impeccable de ses pièces serait à l'avenir considérée comme une faute de goût, un crime contre la littérature française...
Et j'en reviens ici au début de cet article. Lorsqu'on nous dit "ce n'est pas une tradition française", en général suite à un ou deux fours récents, c'est presque toujours au sujet d'un genre donné (et qui varie en fonction de l'interlocuteur). Or, ce qui caractérise les genres (littéraires et cinématographiques), c'est précisément un soucis aigu de la structure.
Tradition, littérature et cinéma
Par exemple, on me dit souvent que le film d'horreur ne serait pas une tradition française. Erreur, grosse erreur. Ne sait-on pas que l'origine du gore aux USA fut le théâtre off de Broadway, qui monta après guerre des pièces adaptées du répertoire français, pièce que les G.I. avaient découverts en allant voir le Grand Guignol à Paris ? Je vous conseille à ce sujet la lecture de la remarquable préface d'Agnès Pierron dans son anthologie Le Grand Guignol, Théâtre des peurs de la Belle Époque publiée dans la collection Bouquins. Au passage, vous découvrirez que ledit Grand Guignol ne fut pas que le précurseur inventif et ambigu du film d'horreur, mais aussi du film catastrophe et du thriller. Même le théâtre d'avant-garde lui doit quelques uns de ses dispositifs. Mais c'est une autre histoire.
Dommage que les scénarios des tentatives cinématographiques françaises récentes dans le domaine du film d'horreur aient été aussi mal structurés (à la différence des pièces du Grand Guignol bien rythmées, et qui offraient des personnages simples et des situations fortes sans jamais provoquer l'ennui). Peut-être qu'avec un peu d'effort sur le scénario, un genre qui fut florissant sous sa forme théâtrale à la Belle Époque aurait pu retrouver un public au cinéma en ce nouveau début de siècle. Apparemment, le Grand Guignol est en train de regagner la scène et les projets de l'y ressuciter s'y multiplient (grâce au travail de réhabilitation d'Agnès Pierron, je suppose). Le cinéma suivra peut-être plus tard… avant cent ans, espérons-le.
Autres exemples : le film d'action, le film d'aventure, le fantastique, que sait-je… Bien sûr, Gaston Leroux, Marcel Schwob, Jules Verne ou Alexandre Dumas ne sont quasiment pas étudiés en France (en comparaison de Flaubert ou Stendhal). Mais qui oserait dire qu'ils ne font pas partie de notre littérature, de notre tradition ?
Je sais ce qu'on va me dire : le cinéma ne doit pas être de la littérature. Le cinéma doit s'en éloigner, trouver sa propre voix. Et c'est partiellement vrai. L'adaptation d'une œuvre littéraire doit offrir un projet de mise en scène avant de proposer une équivalence à la littérature et ne doit pas être soumise à cette dernière. Mais pour autant, on ne peut pas nier que le cinéma de genre, aux Etats-Unis comme ailleurs, a toujours suivi et non précédé la littérature. Que ce soit en science-fiction (2001, l'odyssée de l'espace arrive longtemps après que l'age d'or de la science-fiction ait prouvé que c'était un genre sérieux), en fantastique (Dracula, Frankenstein dataient du XIXeme) et même en polar (le Faucon Maltais est une très directe adaptation de Dashiell Hammett).
Il faut se rappeler aussi que le western, genre souvent considéré par les critiques français comme spécifiquement cinématographique fut avant tout… un genre littéraire, et que sur le plan de l'audace thématique, la littérature américaine de genre précéda de vingt ans la déconstruction effectuée par les cinéastes à la fin des années soixante. Pour ne citer que trois exemples, L'Homme qui tua Liberty Valance, High Noon (Le Train Sifflera Trois Fois) ou Little Big Man furent des réussites littéraires avant d'être des classiques du cinéma (et j'aurais même tendance à les préférer sous leurs formes littéraires, bien plus audacieuses et subversives, au moins dans le cas de High Noon et Liberty Valance).
Les traditions narratives littéraires finissent toujours par trouver un prolongement au cinéma. Et en fait, à Hollywood, cet endroit honni où l'on fait des films qui influencent le cinéma mondial, on se fout un peu des théories selon lesquelles laisser la littérature influencer le cinéma, c'est mal. Coppola n'a par exemple pas hésité à travailler avec l'auteur du roman, Mario Puzo, pour écrire la très respectueuse adaptation du Parrain. Et le résultat à l'écran n'a pas été trop mauvais.
Films d'Auteurs Exigeants
Cette injonction "ce n'est pas une tradition française" n'a au fond aucun sens. C'est juste une idée reçue. Comme celle selon laquelle il existerait d'un côté le cinéma de genre, qui ne serait que divertissement, et de l'autre le "cinéma d'auteur exigeant", qui ne saurait être qualifié d'entertainment.
Vieille querelle dépassée me direz-vous ? Peut-être pas, comme le montre télérama, et l'analyse sullivan sur son blog. Pour la millième fois, on prendra le temps de rappeller que la notion même de film d'auteur manque un peu de clarté. Qu'est-ce qu'un film d'auteur ? (Tim Burton a très bien montré qu'Ed Wood était un auteur, avec ses obsessions, sa thématique, et une foi réelle dans son "œuvre"). Est-ce que les films de Spielberg sont des films d'auteurs ? Il y a dix ans, ils ne l'étaient pas, mais il me semble que le consensus a récemment changé à ce sujet.
Et puis, par la même occasion, qu'est-ce qu'un "film exigeant" ? Un film qui demande un effort pour être apprécié ? Donc le Septième Sceau de Bergman ou Blow Up d'Antonioni ou encore La Collectionneuse de Romher, des films qui m'ont donné du plaisir et m'ont même parfois fait rire, ce ne sont pas des films exigeants, je me trompe ?
Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'un film bourré de cliché, mal structuré, aux dialogues paresseux, à la lumière dégueulasse et au découpage approximatif ne saurait être un film d'auteurexigeant, lui. J'ai bon ?
En tout cas, il semble bien acquis qu'en France, un film d'auteur exigeant, ce ne pourrait pas être un film de genre. Impossible, mon bon monsieur. Un film d'auteur ce n'est pas un film d'aventure, un polar, un film de guerre, une comédie. Ça se saurait.
Le Salaire de la Peur de Clouzot, Le Samouraï de Melville, La Grande Illusion de Renoir, Les Vacances de Monsieur Hulot de Tati n'auraient jamais eu les honneurs de la critique… Films commerciaux, films de genre, dont les scénarios fort structurés seraient probablement aujourd'hui accusés de vouloir singer Hollywood !
On doute parfois que le film de genre puisse être une tradition française mais, ce qui est certain, et c'est confirmé par des cinéphiles du monde entier, c'est qu'un cinéma fort médiocre, qui ne se prétend "d'auteur" que pour mieux cacher sa misère artistique et son conformisme intellectuel, en est bien une.
Edit: La première version de cet article faisait référence au CNC, sur la foi d'une information fausse. Merci à Joe de m'avoir signalé cette erreur dans les commentaires.