En 1995, une étude en deux parties fut menée par Westby & Dawson pour mieux comprendre si la créativité était un atout ou un obstacle lors de la scolarité. De précédentes études publiées aux USA suggéraient que les professeurs favorisaient généralement des traits de personnalité difficilement compatibles avec la créativité (en particulier l'acceptation inconditionnelle de l'autorité et le conformisme), mais ici, les auteurs voulaient comprendre comment les caractéristiques de la créativité étaient perçues par les enseignants.
La première partie de l'étude consistait à demander à des enseignants d'école primaire d'associer leur élève favori, ainsi que celui ou celle qu'ils appréciaient le moins, à des caractéristiques neutres ou positives .
10 de ces caractéristiques correspondaient à des traits de caractère associés massivement par des études précédentes aux individus créatifs (et puisqu'un chercheur précédent avait montré que les caractéristiques des personnalités créatives changent avec l'âge, ce fut aussi pris en compte dans l'étude).
10 autres correspondaient à des traits qu'on trouve rarement ou pas du tout chez les individus créatifs.
La réponse fut à 95% en accord avec les études précédentes sur le sujet : il y avait bien un rapport entre les élèves les plus appréciés et les caractéristiques incompatibles avec la créativité.
Mais plus important : dans la moyenne finale, les dix premières caractéristiques associées aux élèves les moins appréciés recoupait exactement les caractéristiques associées aux personnalités créatives.
La deuxième partie de l'étude explorait le décalage entre la volonté déclarée des professeurs à promouvoir la créativité et le résultat de la première partie. Ici, la procédure consista à demander aux enseignants de noter les caractéristiques utilisées dans la première étude sur une échelle de 1 à 9, 1 signifiant "Aucune chance que ce soit un trait de personnalité d'enfant créatif" et 9 "L'enfant qui possède ce trait est un futur Alexandre Astier". Ou quelque chose du genre.
Et le résultat fut non moins spectaculaire : parmi les caractéristiques que les professeurs associaient le moins à la créativité se trouvaient la capacité de changer les règles en fonction des circonstances, l'impulsivité (qui aux USA n'est pas vue uniquement comme problème quasi-psychiatrique, mais comme la capacité fonctionnelle ou dysfonctionnelle de prendre une décision immédiate), le fait d'être émotif, non conformiste, de vouloir expérimenter seul quand on crée quelque chose de nouveau, de ne pas connaître ses limitations et de vouloir tenter ce que d'autres jugent impossible. Or ce sont, à peu de choses près, les caractéristiques essentielles de la créativité.
Parmi les traits jugés par les enseignants comme caractéristiques de la créativité, on trouvait la gentillesse, la responsabilité, la fiabilité, la sincérité, la reconnaissance. Malheureusement, il est à peu près démontré que les jeunes individus (et c'est vrai aussi pour beaucoup de moins jeunes) particulièrement créatifs ne sont quasiment jamais perçus par leur entourage comme ayant ces qualités (il est important de mettre ici l'emphase sur le mot "perçu").
En fait, non seulement les enseignants étaient globalement incapables de reconnaître les caractéristiques les plus courantes de la créativité chez les enfants, mais en plus, selon leur propre évaluation précédente, dans la grande majorité des réponses, les caractéristiques qu'ils jugeaient les plus créatives ne correspondaient pas du tout à celles qu'ils estimaient présentes chez leurs élèves favoris.
Ces enseignants, comme beaucoup de nos contemporains (dont certains que j'ai rencontré dans des métiers dits créatifs) ont objectivement une vision négative des caractéristiques de la créativité : capacité à changer les règles, non conformisme, refus de l'autorité, improvisation, impulsivité, prise de risque, dédain pour les conventions sociales…
Les auteurs de l'étude rappellent dans la conclusion de leur publication qu'un certain nombre d'études montrent que les individus créatifs ont absolument besoin d'un environnement qui leur renvoie une image positive pour se développer. Ça peut sembler paradoxal parce que les individus créatifs n'accordent pas d'importance au fait d'être vu comme gentils ou fiables, mais ça n'est pas incompatible avec le fait d'avoir un besoin inexpugnable d'être appréciés pour leurs qualités réelles. Dans l'état, ce besoin ne peut être comblé qu'accidentellement (grâce à un professeur ou un parent atypique) lors d'un parcours scolaire occidental classique.
Les données manquent pour savoir si une étude similaire menée en France donnerait les mêmes résultats, mais, si je me base sur mon expérience et donc sans en avoir la preuve scientifique, je pense qu'on est a priori pas mieux loti. Il existe bien sûr des études sur la créativité dans nos contrées, mais elles se préoccupent souvent de chercher le moyen de développer une créativité qu'on jugera "performante" au sein d'un système scolaire qui accorde une importance cruciale à l'évaluation et à l'hégémonie d'un programme centralisé dans le but d'une sélection ultérieure et d'établissement d'une norme culturelle. Or développer de façon systématique et normalisée la créativité, selon des critères et des méthodes similaires à ceux des programmes scolaires actuels ou passés, est impossible : les évaluations fondées sur des critères préétablis étant par définition peu adéquats lorsque l'on veut savoir si quelque chose de nouveau mais pertinent est produit. Viser à former des esprits créatifs "performants" est absurde.
En soi, cette incompréhension profonde des pédagogues français envers les caractéristiques et besoins des personnalités créatives apporte une réponse sur la direction probable de ses choix éducatifs dans un proche futur : la créativité n'aura pas avant longtemps une place de choix dans les programmes de l'éducation nationale, et ne sera probablement pas non plus une qualité nécessaire pour nos élites… Pourtant, peu de nos contemporains contesteraient le principe selon lequel la créativité semble importante pour espérer régler nos problèmes divers… et que c'est à peu près la dernière qualité qui vient à l'esprit quand on pense à ceux qui nous gouvernent.