« ROME »… malheur à celui qui n’a pas compris
De la confusion des genres entre fiction et Histoire
Par Denys Corel et Antoine de Froberville
« TREBONIUS : (…) il est homme à vivre et à rire plus tard de tout ceci.
L'horloge sonne.
BRUTUS : Silence, comptons les heures.
CASSIUS : L'horloge a frappé trois coups. »
Shakespeare, Jules César [2]
La fiction historique serait-elle devenue, sans qu’on en soit informé, une branche de l’Histoire ?
Il n’est plus une sortie de film historique, ou simplement inspirés de faits récents, sans qu’on convoque des historiens dans les médias, non pour un salutaire rappel des connaissances exactes sur le sujet, mais afin de vérifier auprès d’eux si le film dit bien la « Vérité », et si au travers d’une distorsion historique même mineure, on ne chercherait pas à induire les spectateurs en erreur, à commettre le terrible crime de mentir sur l’Histoire. Pour peu que le propos du film ne corresponde pas, même de façon périphérique, au consensus historique du moment et du lieu, le film sera impitoyablement critiqué et décrédibilisé, sans que l’on prenne le temps de se préoccuper du projet artistique qui en est à son origine. À croire que la seule valeur qu’on puisse accorder à la fiction historique est sa capacité à relater l’Histoire avec rigueur, non plus d’en proposer une vision inspirée et artistique – forcément déformée, donc.
L’article de Florence Dupont du Monde Diplomatique d’Avril « Rome, ton univers impitoyable » va encore plus loin, accusant les auteurs de la série Rome, diffusée en France sur Canal +, de falsification, et évacue dans sa critique de la série, pourtant présentée comme un pur drama[3] , la notion même… de fiction.
Ainsi, Florence Dupont nous affirme avec aplomb que la série Rome se présente comme « objective ». Si c’était le cas, il s’agit probablement d’une première dans l’histoire de la série télévisée anglo-saxonne, mais la vérité – justement ! – nous impose de préciser ici que ce n’est pas prétendu par les producteurs de la série.
Que Bruno Heller, maître d’œuvre, principal scénariste et co-producteur exécutif[4], ayant écrit onze épisodes sur vingt-deux, ne soit pas cité une seule fois dans l’article de Florence Dupont est symptomatique de la critique proposée. Critique d’expert [5] , critique historique, qui juge d’une fiction en fonction de critères qui lui sont inadaptés : précision factuelle, objectivité, exhaustivité, généralités sociales sur la base de découvertes archéologiques, etc.
Pas étonnant si, à la lecture de l’article, le principal responsable des choix narratifs de la série Rome semble être Jonathan Stamp[6], expert historique de la BBC. Ce dernier, pourtant, donne dans les bonus DVD une vision humble et claire de son rôle au sein de la série[7]. « Les personnages sont dramatisés, toutefois le monde dans lequel ils évoluent, le contexte dans lequel ils existent, sont des éléments que nous pouvions étoffer à l’aide de détails historiques » De son propre aveu, l’historien n’a donc pas été convoqué dans le but d’abdiquer toute vision artistique, mais d’enrichir la mise en scène par des détails qui sonnent juste. C’est un conseiller technique, non un auteur.
Si Rome a suscité une critique élogieuse presque unanime, ce n’est pas par une prétendue ambition documentaire, jamais revendiquée[8], mais par la qualité de son écriture, ses propositions esthétiques, sa mise en scène, son interprétation, la richesse de sa thématique et sa vision originale du monde romain. Or, on ne peut se targuer d’avoir une vision originale sans admettre implicitement la subjectivité de celle-ci. Bruno Heller a ainsi déclaré « Nous avons tenté de trouver un équilibre entre ce qu’attendent les gens (…) et une approche naturaliste… Le thème de cette série est plus la façon dont les personnages affectent l’Histoire que l’Histoire telle que nous la connaissons. Les fictions sur Rome ont tendance à adopter une approche rigide et formelle, ce qui est certainement une façon possible de traiter le sujet, mais nous étions plus intéressés à décrire des personnages de chair et de sang. » [9]
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Le souci de réalisme [10] revendiqué par les créateurs de Rome n’implique aucunement l’exhaustivité demandée par Florence Dupont lorsqu’elle s’insurge de ne pas voir tel ou tel aspect de la Rome historique (une fiction se passant à New York devrait-elle traiter tous les aspects sociaux de la ville, sous peine d’être considérée comme une pure fantaisie ?) [11] , et encore moins une fidélité absolue à l’Histoire.
Les auteurs s’accordent ainsi la licence dramatique de transformer le personnage d’Atia, que Tacite décrit comme un modèle de vertu et de piété, en s’inspirant de la sulfureuse Clodia décrite par Cicéron. Nul ne songerait à leur contester ce droit, pas même Florence Dupont, peut-être parce que cette infidélité est revendiquée dans les bonus du DVD qu’elle cite de façon trop partielle lorsqu’il s’agit d’appuyer son propos. Ignorant d’emblée toute déclaration des auteurs pouvant rappeler que leur intention première est que Rome soit une fiction, elle devient elle-même responsable d’un mélange des genres dommageable à la fois à la fiction (avec un petit f) et à l’Histoire (avec un grand H).
Par exemple, critiquant le choix des auteurs d’avoir donné à Vercingétorix une apparence proche des Gaulois de l’époque, Florence Dupont affirme que quitte à « réviser l’histoire », il aurait été plus logique de s’inspirer du portait romanisé qu’en donnent les pièces gauloises[12]. Florence Dupont semble donc croire qu’une fiction serait en mesure de pouvoir « réviser l’Histoire », ce qui est tout bonnement aberrant de la part d’une historienne. Comme en témoigne la déclaration de Bruno Heller, l’ambition de Rome est heureusement plus modeste : elle se contente de chercher à renouveler la façon dont les fictions présentent l’Antiquité romaine [13]. Nous ne voyons d’ailleurs pas en quoi cette ambition serait incompatible avec le choix – judicieux – de montrer Vercingétorix comme un barbare inquiétant, parfait visage d’altérité, rappelant l’ancienne terreur que les Gaulois inspiraient aux Romains.
Dans un autre registre mais toujours au sujet de Vercingétorix, Florence Dupont reproche à la série d’avoir déplacé le jour et le lieu de son exécution, découvrant avec indignation que les auteurs de fictions se permettent décidément bien des libertés avec les faits. Ce genre d’argument revient à condamner par principe tout choix scénaristique visant non à relater les faits, mais à les interpréter, à les condenser, voire à les réinventer. Or, parce que toute fiction admet qu’elle est interprétation, création, invention, on ne saurait, en toute justice, critiquer les inexactitudes historiques d’une œuvre qu’en fonction de son projet artistique global et des thèmes que l’auteur a choisi de traiter. [14]
Peut-être Florence Dupont exprime-t-elle une inquiétude pédagogique, qu’on pourrait à la rigueur comprendre, lorsqu’elle lance : « Ceux qui ont regardé cette prétendue série historique vont croire que… » [15]. L’intérêt du détail historique dans une série ou un film n’est pas pédagogique, mais esthétique, et l’infidélité y est en définitive nécessaire pour que la création ne soit pas étouffée par la simple imitation du réel. Il est plus important, pour une fiction historique, d’être compréhensible pour les spectateurs, que de les ensevelir sous un monceau de détails fidèles à l’Histoire, mais que le non-spécialiste ne saura interpréter sans un développement adéquat et qui, au mieux, relèvent de la note de bas de page. L’argument vaut pour toutes les « falsifications » imputées à la série, qui peuvent aller de la simple erreur – toujours possible, même avec un conseiller historique compétent présent sur le plateau – à la commodité narrative – comme de mettre des cierges sur les exotiques autels romains afin que les spectateurs d’aujourd’hui soient capables de les identifier sans effort et de saisir que le monde romain préchrétien était emprunt de religiosité.
Malgré cela, on s’étonnera tout de même que Florence Dupont aille jusqu’à exiger des scénaristes qu’ils enferment une de ses héroïnes – Niobe, création purement fictionnelle, précisons-le – dans un déterminisme fondé sur « ce que nous savons des coutumes romaines ». Il est incroyable d’avoir à le préciser, mais un auteur peut faire évoluer, et même tuer, un de ses personnages comme il l’entend, sans se conformer à des statistiques sociologiques ou archéologiques, auxquelles les individus n’obéissent jamais tout à fait eux-mêmes.
Mais là où Florence Dupont pratique l’amalgame le plus flagrant entre la fonction d’historien et celle de conteur, c’est lorsqu’elle va jusqu’à condamner le fait que les « réalisateurs[16] projettent naïvement leur conception de l’humanité sur les Romains » (comme le faisait ce grand naïf de Shakespeare, n’est-ce pas ?). Elle retire ainsi aux scénaristes de télévision le droit au geste créateur de tout écrivain qui consiste à utiliser sa matière personnelle, son expérience des êtres, pour insuffler vie au sujet qu’il doit traiter. Il serait aberrant qu’un écrivain se prive pour une histoire de ce que notre époque considère[17] comme des motivations humaines essentielles (le désir, l’ambition, la religion…) lorsqu’il crée un personnage, fût-il d’un autre temps. Florence Dupont peut trouver que Bruno Heller est naïf lorsqu’il estime que « la nature humaine ne change pas », nous répondrons qu’il serait une plus grande naïveté encore de croire que cette déclaration procède ici d’une préjugé sur l’absolu de la moralité occidentale et des valeurs humaines, et non d’une nécessité conceptuelle propre à la qualité de scénariste, nullement incompatible avec le fait de prôner qu’un trait irréductible de l’humanité se trouve justement être la diversité de ses individus, de ses conceptions et de ses mœurs.
Du reste, cette projection « naïve » n’empêche pas Bruno Heller de dépeindre des personnages ayant des valeurs morales qui nous sont étrangères[18], et d’en faire des êtres attachants, complexes[19] , brefs autonomes, non des abstractions d’historien ou de pures extensions de lui-même.
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De même, interpréter que les auteurs veulent nous faire penser que « nous sommes meilleurs qu’eux » semble contraire à toutes leurs intentions – à moins de postuler que toute représentation de mœurs du passé envoie forcément ce message de quelque façon subliminale.
Supposer que la violence brutale de certaines séquences a pour objectif de poser une supériorité de notre société moderne sur celle des Romains, c’est oublier que la violence en question est tout à fait comparable avec la sauvagerie contemporaine que montrent des séries comme The Shield, ou The Sopranos. Plus que la violence elle-même, ce qui est transgressif pour le spectateur contemporain, c’est de voir des personnages « respectables » disposant d’un considérable pouvoir social ou politique s’y adonner directement, et en accepter la responsabilité, sans se dissimuler derrière les écrans policés que le monde occidental et technologique a érigé depuis à leur intention. Loin de nous conforter dans une douteuse supériorité morale, il paraît plus sensible d’en conclure que deux mille ans de civilisation judéo-chrétienne nous ont seulement appris à mieux dissimuler l’usage de la violence en politique et à la justifier avec plus d’hypocrisie.
Posons la question : les spectateurs américains se sentent-ils vraiment meilleurs que les Romains lorsqu’un membre du Sénat qualifie la Guerre des Gaules « d’illégale » et demande en assemblée pourquoi César empêche ses soldats de retourner dans leurs foyers ? On est en droit d’en douter… et peut-être même de suggérer que les auteurs pourraient ici avoir pour objectif de mettre en parallèle deux impérialismes à 2000 ans d’intervalle.
Serait-ce donc un exemple de la dialectique du « déjà » et du « pas encore » critiquée par Florence Dupont ? Non, il s’agit plutôt du « semblable » et du « différent », notions plus pertinentes en l’occurrence. [20]
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Au fond, le plus beau compliment – involontaire – que Florence Dupont pouvait accorder aux auteurs de la série est bien de les accuser d’avoir « inventé une ville qui n’a jamais existé ». Si les détails ne sont pas toujours exacts historiquement (et quelle importance ?), c’est en tout cas une ville plus crédible, vivante et humaine, avec son animation, ses couleurs franches, ses quartiers de taudis, ses violents contrastes entre opulence affichée et extrême pauvreté, sa crasse, et sa brique que la « Rome sacrée » composée uniquement de faux marbre blanc et de monuments en carton dans lesquels des citoyens en toges immaculées se rassemblaient dans les péplums classiques[21] .
Entre une représentation historique exacte et un raccourci dramatique talentueux et poétique, le meilleur choix du scénariste sera rarement le premier. L’art du conteur exige de transformer et organiser les anecdotes, en un mot de les dramatiser, pour leur donner du sens et faire de l’Histoire (même si c’est la petite Histoire)… une bonne histoire[22]. C’est la raison pour laquelle toute exigence de fidélité absolue au réel est absurde dès lors qu’on a affaire à une fiction.
Pourquoi donc s’indigner que la fiction puisse être inexacte, imprécise, qu’elle mélange parfois les faits ou les personnes, et qu’elle reflète le pont de vue subjectif de ceux qui la produisent ? Son objectif, sa nature même l’impose. Ce ne doit pas être considéré comme une faiblesse mais bien comme la preuve de sa force créatrice. Certes, que la fiction distorde les faits ou les ignore fera encore longtemps grincer les dents des historiens[23], mais est-il pertinent de faire si souvent appel à eux pour donner un avis critique sur celle-ci ? Après tout, interroge-t-on les écrivains sur le style et les qualités de narration des ouvrages publiés par les historiens contemporains ?
Tout auteur de fiction, comme le dit Marguerite Yourcenar, « ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissés de la même matière que l’Histoire. »[24]. La fiction historique n’est pas différente : « Le roman historique[25] (…) ne peut être que plongé dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur. » En parlant de notre « impossible rêve romain », on se demande au fond de quel rêve parle Florence Dupont, car, comme toute fiction historique, Rome est un rêve réalisé.
Notons que l’imaginaire contemporain ne semble pas avoir grand intérêt pour l’historienne qui paraît lui préférer exclusivement un désir d’érudit de voir « l’imaginaire romain » porté à l’écran, oubliant peut-être que les auteurs de la série ne s’adressent pas aux citoyens romains du premier siècle avant JC. Il est peut-être bon de rappeler ici qu’un écrivain est libre d’aborder l’Antiquité romaine comme il lui plaît, et qu’il n’est pas aberrant pour un artiste de vouloir s’adresser aux préoccupations et à l’imaginaire du public de son temps.
Si nous défendons Rome, ce n’est pas seulement par admiration pour cette série, mais parce qu’elle est représentative de la liberté de ton et de création des séries américaines[26] ou britanniques. Cette liberté est loin d’être acquise dans notre pays, où les scénaristes de télévision sont encore pris en tenaille entre, d'une part, les diktats absurdes des producteurs et des chaînes de télévision, et d’autre part, une déconsidération artistique à laquelle contribue le mépris d’intellectuels qui font peser sur la fiction populaire un soupçon permanent de mensonge et de manipulation. Il est grand temps de s’affranchir d’une méfiance platonicienne à l’égard de la fiction télé, censée pervertir le Beau et le Vrai, afin de permettre qu’en France aussi, les séries puissent être subversives, porteuses d’une réflexion engagée et d’un imaginaire décomplexé.
[1] « Dallas, ton univers impitoyable… Dallas, malheur à celui qui n'a pas compris…» Paroles de la chanson générique de la série Dallas.
[2] Acte II, Scène 1. Trad. François-Victor Hugo. Ed GF-Flammarion.
[3] Aux USA, on appelle drama une série dramatique, donc fictionnelle, généralement constituée d’épisodes d’une heure. Dans le cas de Rome, aucune confusion n’est possible avec le docudrama, qui cherche à être une recréation objective d’évènements documentés en mélangeant éventuellement images authentiques et reconstitution à l’aide de comédiens – ce qui peut mener à des dérives –, ou au mieux sera un mélange entre une approche fictionnelle et journalistique – équivalent filmé de la démarche de Truman Capote pour son roman, De Sang-Froid.
[4] Aux côtés de John Milius, initiateur du projet, et de W.J. MacDonald.
[5] Il est paradoxal de trouver une telle réflexion dans un journal qui ne se prive pas à juste titre de fustiger l’arrogance d’autres experts – économiques en particulier – et leur prétention à imposer ce qui est un point de vue idéologique comme une réalité scientifique. Or il y a un présupposé idéologique dans l’article de Florence Dupont à considérer qu’une fiction historique n’a pas le droit d’être à la fois réaliste et infidèle à l’Histoire.
[6] En fait, il est le seul membre de l’équipe à être nommé par Florence Dupont !
[7] Avec ou sans diplômes « requis », puisque ici, avoir accouché d’une thèse universitaire est moins important que de comprendre les besoins de la narration et d’avoir un point de vue éclairé sur l’époque choisie.
[8] Dixit Jonathan Stamp : « Nous n’avons pas fait un documentaire. Si nous avons essayé d’obtenir une authenticité, c’est pour enrichir l’expérience fictionnelle du spectateur. » http://www.bbc.co.uk/pressoffice/pressreleases/stories/2005/08_august/26/rome.shtml
[10] Il ne faudrait pas faire l’erreur commune de confondre « réalisme » avec les notions de « vraisemblance » ou de « fidélité » au réel. Le réalisme est un mode de traitement dramatique, un choix esthétique non une obligation morale : c’est une attention particulière au choix du détail, éventuellement dans celui du sujet, qui permet à une œuvre de paraître plus réelle, de mieux créer l’illusion et de s’écarter des conventions. L’utilisation par un auteur, un conseiller technique ou un comédien des mots « vérité », « authenticité » et « réel » en interview peuvent parfois prêter à confusion, mais le contexte et le principe même de fiction devraient rappeler, à ceux qui l’auraient oublié, que la vérité artistique ou le désir de créer d’une impression de réel dans une œuvre de fiction ne sont ni la vraisemblance, ni la vérité scientifique, ni la « réalité » historique. Les auteurs de fiction savent que ce qu’ils écrivent est bien de la fiction, mais le besoin de croire que leur création est animée de vie les pousse souvent à en parler comme d’une réalité.
[11] Profitons-en pour évacuer le soupçon de racisme que fait peser Florence Dupont sur la série en avançant que la série refuse « de montrer des Romains, nos ancêtres, si proches des travailleurs immigrés venus des villages du Mali, du Maghreb ou de la Turquie ». La ville de Rome, telle qu’elle est présentée dans la série, semble au contraire connectée en permanence avec le bassin méditerranéen, et porte en elle les couleurs, les senteurs et l’aspect des villes d’Afrique du Nord. Les rues de ses quartiers populaires ressemblent à des soukhs. Les physionomies de ses habitants (qui dépendent surtout de la disponibilité en figurants italiens) sont tout de même variées et typées, bref l’Orient et l’Afrique ne sont pas loin. Cette Rome métissée, les auteurs de la série la revendiquent dès le générique dont les couleurs chaudes rappellent celle des médinas d’Afrique du Nord, accompagné par une musique à l’influence orientale évidente.
[12] Précisons que la fidélité de ces portraits (qui ne sont peut-être que des représentations symboliques et stylisées) fait débat chez les historiens. Dès lors, la position de Florence Dupont revient à exiger des auteurs d’une fiction qu’ils tranchent une querelle d’experts sur laquelle il n’y aura probablement jamais de réponse définitive.
[13] Dans une tradition (appelée en France peplum – le terme fut donné avec dédain par la critique des années 60) que les anglo-saxons font remonter à Shakespeare, et que la série modernise avec succès.
[14] Ici, cette infidélité, que l’on peut sans trop de risque qualifier de volontaire, permet de retracer la chute du chef gaulois en deux scènes seulement (reddition/humiliation, et plus tard exécution) et de concentrer l’impact politique et symbolique du triomphe et de la puissance nouvelle de César. Mieux : c’est une cruelle illustration du fait qu’au-delà des oripeaux et des fastes du pouvoir civilisé, celui-ci s’affermit par la brutalité.
[15] Au fait, ne vont-ils pas croire, en lisant l’article de Florence Dupont, que les séries télévisées historiques ont pour principal but d’enseigner l’Histoire et se doivent d’être une source de renseignements fiables et objectifs sur les époques passées ? Ce serait les induire deux fois en erreur et créer une confusion dommageable à la perception de ce que doit être la démarche historique elle-même.
[16] Florence Dupont semble ignorer que, contrairement au cinéma, la paternité artistique d’une série télévisée revient au(x) scénariste(s), Bruno Heller en l’occurrence, et non aux réalisateurs, qui, même s’ils peuvent avoir une influence artistique (particulièrement sur HBO), y sont avant tout des interprètes de la vision des scénaristes. L’ignorance est excusable, mais pas le manque de rigueur méthodologique – assez étonnant de la part d’une universitaire de renom – dont fait preuve Florence Dupont lorsqu’elle se gausse de la phrase « Derrière chaque grand homme il y a une femme » extraite des bonus, l’attribuant aux auteurs, mais sans en citer la source. Or cette phrase n’est pas celle d’un auteur de la série qui parlerait de son projet artistique, mais de la comédienne Polly Walker (qui donne à l’évidence un point de vue sur son personnage) !
[17] Peut-être à tort, mais il serait arrogant de croire qu’un auteur de fiction puisse échapper au fait d’être aussi le produit d’un temps, d’un lieu et d’une société donnée.
[18] Dès le premier épisode, le parti pris de la série est évident lorsque le sympathique Vorenus, d’une impeccable rigueur morale selon les standards de son temps, n’hésite pas à faire crucifier quelques Gaulois à seule fin de faire avancer une enquête…
[19] Complexité qui caractérise évidemment les personnages de femmes qu’on ne saurait réduire à « l’éternel féminin, de la maman et de la putain », comme le fait Florence Dupont. Le cliché de la maman et de la putain stigmatise les femmes comme appartenant à l’une ou à l’autre de ses catégories. Or, la série fait exactement le contraire en nous présentant des mères comme des personnages sexués ! Juger ces femmes d’âge mûr ayant une sexualité épanouie, voire audacieuse, comme étant des patriciennes « débauchées » relève d’une interprétation abusive et de la responsabilité exclusive de Florence Dupont.
[20] Jonathan Stamp le dit : « Il arrive toujours quelque chose lorsque l’on se penche sur la Rome Antique. On ressent deux sensations en même temps, qui sont contraires en apparence. On se dit « ils nous ressemblent tellement » et « ils sont si différents ». Ces deux notions coexistent. Ils sont si différents de nous parce qu’ils ont d’autres valeurs, parce qu’ils précèdent l’élément le plus important qui ait formé notre monde : la morale judéo-chrétienne. Ils viennent avant cette morale, et existent en dehors d’elle. » « En dehors d’elle » parce qu’il n’y a pas de jugement à porter sur les valeurs différentes d’une société étrangère, et que la série se garde bien de le faire.
[21] Voir à ce sujet l’excellent article de Michel Eloy qui montre qu’on peut connaître l’Histoire romaine sur le bout des doigts et apprécier la série : « Rome, unique objet de mon assentiment » sur http://www.peplums.info/pep39a.htm.
[22] Après tout, Racine n’a pas procédé autrement lorsqu’il a écrit Bérénice, distordant et éliminant ce qui ne convenait pas à l’organisation de sa tragédie, comme passer sous silence le fait que Bérénice avait douze ans de plus que Titus et qu’elle avait eu une liaison avec son père Vespasien.
[23] Mais il serait bien ingrat de ne pas reconnaître que les fictions historiques, des plus sérieuses aux plus fantaisistes, peuvent aussi contribuer à l’éveil de vocations d’historiens et d’archéologues – ou, tout simplement, d’un intérêt sincère pour l’Histoire.
[24] Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », ed Folio p. 330.
[25] Etant peu enclins à établir des hiérarchies artistiques, nous considérons qu’il en va de même pour les séries télévisées.
[26] Voir l’article « Les séries américaines, des fictions engagées », Martin Winckler, Le Monde Diplomatique, Juillet 2006.
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