Le Riche Gourmet
Un riche gourmet cherchait à remplacer son cuisinier, qui avait pris sa retraite après trente ans de bons et loyaux service. Il fit donc proclamer en place publique qu’il recherchait les meilleurs cordons-bleus du pays, et, quelque temps plus tard, il reçut l’un après l’autre tous les cuisiniers de la région. Il faut savoir que le riche gourmet était un homme difficile et exigeant ; il ne voulait que le meilleur pour lui-même et était prêt à payer un salaire exorbitant au cuisinier qui trouverait grâce à ses yeux. Mais chaque fois qu’il goûtait un plat préparé par l’un des postulants, il trouvait quelque chose à y redire. Que la viande fût cuite quelques secondes de trop, que la sauce comportât le moindre soupçon de grumeau, que les légumes fussent d’un rien choisis trop verts – ou trop mûrs, et il renvoyait le postulant, quelles que fussent ses qualités par ailleurs. Si bien qu’il ne restant bientôt plus personne. En attendant qu’une solution se présente, le riche gourmet devait se contenter de prendre ses repas dans le meilleur restaurant de la ville, renvoyant régulièrement, tout de même, les plats en cuisine lorsqu’ils n’étaient pas à sa totale satisfaction. Il se passa donc de cuisinier privé, jusqu’au mois de son anniversaire où, traditionnellement, il organisait un grand dîner. Les invitations étaient parties, la date approchait, et il n’avait toujours pas de maître queux, car aucun candidat n’osait plus se présenter après qu’il ait renvoyé tant de cordons-bleus réputés.
Le matin de son anniversaire, arriva à sa porte un petit cuisinier qui n’avait ni lettre de recommandation ni expérience mais qui lui promit de lui faire la meilleure cuisine de la ville. Le riche gourmet lui posa quelques question sur les manière d’accommoder les sauces ou de faire rôtir la viande et, voyant que le jeune homme connaissait sa partie, il accepta de le prendre à l’essai pour la soirée. Le riche gourmet trembla jusqu’au moment de se mettre à table à l’idée que le petit cuisinier ne fit pas l’affaire.
Cependant les invités furent unanimes : ce dîner était le meilleur qu’ils aient jamais mangé. Le riche gourmet lui-même partagea cet avis car, en vérité, ce nouveau cuisinier était bien meilleur que l’ancien. Une fois ses invités partis, il annonça donc au petit cuisinier qu’il le prenait à l’essai pour un mois.
À la fin de ce mois, au cours duquel il avait goûté la cuisine la plus délectable et les mets les plus succulents, le riche gourmet décida d’engager le petit cuisinier. Les jours passaient, et jamais le riche gourmet ne se lassait des arômes et des parfums inventés chaque jour par le petit cuisinier. Tant et si bien que le riche gourmet prit la décision de ne plus jamais prendre de repas à l’extérieur car, après de tels agapes, même les meilleures tables de la ville lui paraissaient fades.
On remarqua bientôt en ville que le riche gourmet n’invitait plus personne à sa table. En fait, il avait peur que, s’il venait à s’ébruiter qu’il avait engagé un maître queux insurpassable, quelque prince cherchât à le lui ravir.
Un jour que le riche gourmet félicitait le petit cuisinier pour ses incroyables talents, ce dernier répondit : “Talents ? fi ! Je suis bien meilleur encore. Je suis tellement bon cuisinier que, par ma science, j’arriverais à vous faire avaler un plat si mauvais qu’un affamé le refuserait, et qu’en plus vous me féliciteriez pour ce met.”
Le riche gourmet se mit à rire : “Tu es peut-être un bon cuisinier mais tu n’es pas très au fait de la logique et des subtilités du discours. Si ton plat est mauvais, je ne saurais te féliciter pour cela, quel que soit le soin avec lequel tu l’auras préparé.”
“Vous avez sûrement raison,” admit le petit cuisinier et il retourna à ses casseroles.
Les années passèrent et jamais le riche gourmet n’eut à se plaindre de la qualité et de la variété des repas proposé par le petit cuisinier. Le riche gourmet était de plus en plus seul mais les magnifiques plats du petit cuisinier lui apportaient un tel plaisir qu'il en oubliait de souffrir de sa solitude.
Cela faisait maintenant vingt ans que le petit cuisinier travaillait pour le riche gourmet. À présent, ce dernier était devenu bien vieux et ses cheveux avaient blanchis. Après un repas divin, le riche gourmet appela son cuisinier dans la salle à manger pour le féliciter, comme il le faisait sans faillir trois fois par jour. Puis, alors que le petit cuisinier allait se retirer, son maître le rappela : “Il y a longtemps, dit-il, tu m’avais affirmé que tu arriverais à me faire avaler un plat tellement mauvais qu’un affamé le refuserait et qu’en plus je te féliciterais pour cela. N’était-ce qu’une vantardise ou bien était-ce une sorte d'énigme ?”
Le petit cuisinier eut un large sourire. “Vous allez voir ! répondit-il. Attendez-moi ici” Et il disparut quelques instant. Quand il revint, il était accompagné d’un vieux mendiant que le riche gourmet connaissait bien, car il prenait toujours garde de l’éviter lorsqu’il marchait dans la rue pour sa promenade digestive quotidienne. Le petit cuisinier fit asseoir le pauvre hère devant la grande table vide et disparut à nouveau. Le riche gourmet se demandait si son cuisinier n’était pas devenu fou.
Quelques instant plus tard, le petit cuisinier apportait une assiette emplie d’un plat fumant. Il le montra au vieux gourmet et le lui fit goûter. “Oui, je reconnais ce plat, dit-il, c’est celui-là même que j’ai mangé tout à l’heure et pour lequel je t’ai félicité.” Puis le petit cuisinier se tourna vers le vieux mendiant et lui demanda s’il avait faim.” “Pour sûr, répondit le vieux mendiant, je n’ai point mangé depuis hier.”
“Tiens, dit le petit cuisinier, mange donc ce plat.” Le mendiant découpa un morceau viande magnifiquement rôtie et la fit tremper dans l’onctueuse sauce blanche puis il la mit dans sa bouche. Or, à peine avait-il mâché sa bouchée qu’il la recracha : “C’est immangeable, monsieur, cria-t-il, et c’est une honte de faire une farce d’aussi mauvais goût à un homme qui ne mange pas à sa faim. Me présenter ainsi une nourriture qui a si bel aspect mais qui n’est même pas bonne à donner aux chiens, il faut être fou ou fort méchant !”
Le riche gourmet n’en croyait pas ses oreilles. À nouveau, il goûta le plat et, à nouveau, il le trouva délicieux. “Ce pauvre hère n’a plus tous ses sens, s’exclama-t-il, ce plat est le meilleur qu’il m’ait été donné de goûter !”
“C’est pourtant lui qui a raison, dit le cuisinier, et en ce qui me concerne, pour rien au monde je ne goûterais de ce plat. Car, voyez-vous, depuis cette discussion que nous avons eu, il y a vingt ans, il ne s’est pas passé un repas sans que je rajoute un grain de sel à votre nourriture. Le premier matin j’en ai rajouté un de trop, au déjeuner j’en ai rajouté deux, trois pour le dîner, puis quatre le matin suivant et ainsi de suite. J’en ai aussi rajouté dans votre vin, dans votre eau et jusque dans la pâte à pain. Un grain de sel supplémentaire par repas cela fait trois grains de sel supplémentaire par jour… Votre palais s’est habitué lentement et – puisque vous refusiez de manger une autre cuisine que la mienne – vous ne pouviez pas comparer. A présent, je rajoute une telle quantité de sel à mes plats que nul autre que vous ne peut les aimer. D’ailleurs je ne passe plus guère de temps à les confectionner, je soigne surtout la présentation ; et comment pourriez-vous vous en apercevoir, puisque tout ce sel vous a gâté le palais ?”